80 francs, un Pardessus et un Taxi

From The Arthur Conan Doyle Encyclopedia

80 francs, un Pardessus et un Taxi (80 francs, an Overcoat and a Taxi) is a French Sherlock Holmes pastiche written anonymously, signed Sherlock-Holmes, published in Le Gaulois (No. 17218) on 25 november 1924.

Based on real events, the story told by Sherlock Holmes is an attempt of explanation of the "so called" suicide of Philippe Daudet (14 years-old), the son of the French writer Léon Daudet, on the 24 november 1923.


80 francs, un Pardessus et un Taxi

Le Train perdu
(Le Gaulois, 17 november 1922, p. 1)

J'étais venu en France avec mon ami Watson, pour faire ce que nous appelons en Angleterre une « rest cure ». Mais si le corps se repose dans l'oisiveté ; l'esprit se fatigue, au contraire, quand on en arrête le mouvement, car alors vient l'ennui, la pire des maladies. Comme pour me distraire, on m'a proposé l'énigme de la mort de Philippe Daudet, survenue le 24 novembre 1923, il y a une année. Je me suis appliqué à en considérer quelques données publiques, quelques données initiales, et, si vous le voulez bien, je vais vous dire les déductions que j'en ai tirées.

Mais, tout d'abord, il faut que je me présente : « Sherlock-Holmes, détective; dont Conan Doyle a raconté quelques opérations, votre serviteur. »

Le jeune Philippe, qui avait quatorze ans et demi, a été trouvé mourant dans un autocar public, où, au dire du chauffeur, il venait de se tirer un coup de revolver. La parole de ce chauffeur, comme celle de tout témoin respectable, mériterait créance si elle n'avait pas varié. Je veux bien croire une parole, mais à la condition qu'il n y ait qu'une parole. Quand il y en a deux, c'est-à-dire quand le témoin, après avoir donné une version, en donne une autre, je ne le crois plus, et je cherche ailleurs la vérité.

Or, voici deux témoignages du chauffeur :

En passant boulevard Magenta, j'ai entendu une détonation. Croyant qu'un de mes pneus venait d'éclater, j'ai stoppé et constaté aussitôt que du sang coulait sous les portières de ma voiture. Le jeune homme était assis, la tête ensanglantée, un revolver à ses pieds. (Déclaration du chauffeur Bajot, le 24 novembre 1923, au commissaire de police).
Boulevard Magenta, à la hauteur de la rue de Compiègne, j'al entendu, derrière moi, un bruit sec qui m'a fait croire qu'une de mes vitres était cassée. Je me suis retourné. J'ai aperçu mon voyageur assis dans le coin gauche du taxi. J'ai immédiatement garé ma voiture sur la droite et me suis arrêté. (Déposition du chauffeur Bajot, le 5 décembre 1923, devant le juge d'instruction.)

Ces deux versions étant différentes, je dois, selon la bonne doctrine de police et de justice, doctrine fondée sur l'expérience, non les rejeter toutes les deux, mais placer immédiatement l'auteur de ces deux versions en état de suspicion ; je dois me demander : « Quand s'est-il trompé ? ou quand a-t-il voulu me tromper ? » Et mon devoir est de chercher quelque autre témoignage qui me tirera de mon incertitude. Dans le cas Philippe Daudet-Bajot, voici un témoin, c'est un M. Zaffran, qui, comme Bajot, a « entendu une détonation » boulevard Magenta, le 24 novembre 1924. Zaffran fut invité à dire ce qu'il avait vu après la détonation, et il entra tout de suite en contradiction avec Bajot, le chauffeur.

Il a vu Bajot descendre, examiner des pneus, ouvrir la porte, reculer, la refermer et aller prévenir les agents. (Déposition de Zaffran, en janvier 1924).
Contrairement à ce que dit le témoin, je n'ai pas regardé mes pneus et je n'ai pas ouvert la portière. J'avais vu, en me retournant, ce qui s'était passé. Aussitôt après ma descente, ayant aperçu un agent, je lui ai fait signe, allant de son côté. Il m'a rejoint. Nous sommes revenus vers le taxi et j'ai ouvert la portière pour la première fois. (Déposition de Bajot, en janvier 1924).

Dans sa confrontation avec Zaffran, qui décrit le manège de Bajot après la détonation, comme Bajot l'avait décrit lui-même le premier jour, Bajot se dément donc lui-même. Le 24 novembre, il avait dit : « J'ai ouvert ma portière » ; en janvier, il dit : « Je n'ai pas ouvert la portière ». Il est vrai qu'entre la déclaration de novembre et la déposition en confrontation de janvier, Bajot a produit la seconde version du 5 décembre d'après laquelle, ayant entendu le coup de feu, il s'est seulement retourné et — pas curieux — n'a pas ouvert sa portière avant d'aller au-devant de l'agent.

Le témoin Zaffran ne veut pas démordre de son récit et le chauffeur aussi persiste dans le démenti qu'il s'est donné à soi-même.

Je suis certain que vous avez ouvert la portière en descendant de votre siège. (Déposition de Zaffran, janvier 1924.)
Je ne me rappelle pas du tout avoir ouvert ma portière. Quand je m'étais retourné, j'avais vu le spectacle et je n'avais pas besoin de le voir une seconde fois avant d'aller chercher les agents. (Déposition de Bajot, janvier 1924.)

Sur un autre point, Zaffran et Bajot sont en désaccord ou plutôt Zaffran parle en janvier comme Bajot avait parlé le 24 novembre, quand ses souvenirs étaient tout frais. Ce Bajot de novembre et ce Zaffran de janvier se rencontrent pour contredire le Bajot de janvier.

Vous avez dit au brigadier : « J'ai tout d'abord cru que c'était un pneu. » Du reste, vous avez regardé vos pneus très rapidement en descendant du taxi. (Déposition de Zaffran, janvier 1924.)
Je n'avais pas besoin de regarder mes pneus puisque j'avais vu le blessé dans la voiture... Un éclatement de pneu ne peut pas se confondre avec un coup de revolver. (Déposition de Bajot, janvier 1924.)

Cette controverse sur l'inspection des pneus, inspection niée, on ne sait pourquoi, par Bajot, est surprenante après la déclaration du chauffeur au commissaire de police le 24 novembre : « Croyant qu'un de mes pneus venait d'éclater. »

De tout quoi il résulte que, même si on ne met pas en doute sa bonne foi — ce qui est mon cas, à moi, Sherlock-Holmes — Bajot ne peut pas être cru. Il n'est donc pas certain du tout que le coup de feu qui tua le jeune Philippe Daudet ait été tiré dans la voiture de Bajot, et peut-être pour dire qu'il avait entendu ce coup de feu Bajot avait-il été suggestionné, peut-être a-t-il répété une leçon.

Si le coup de feu n'a pas été tiré dans la voiture de ce chauffeur à la mémoire vacillante, où l'a-t-il été ? Où l'enfant se serait-il suicidé ? Dans quel lieu aurait-il reçu le coup mortel après lequel on le transporta dans la voiture de Bajot ?

Philippe Daudet avait quelques centaines de francs à son départ du domicile familial. On a calculé qu'il devait lui rester près d'un millier de francs quand, revenu du Havre, il s'était rendu aux bureaux du Libertaire. Effet d'un tour de prestidigitation sur lequel il n'a pas été enquêté, semble-t-il, ces mille francs étaient passés de la poche de leur légitime possesseur dans les poches de quelques amateurs. Philippe, subitement et subtilement désargenté, avait offert de vendre son pardessus la veille de sa mort. Il en avait demandé le prix de 80 francs à un « camarade » qui n'avait pas pu profiter de l'occasion : car c'en était une. Mais retenez bien ce chiffre : 80 francs.

Le 24 novembre 1923, quelques heures avant le coup mortel, le jeune garçon s'en était allé, dans la matinée, chez un libraire anarcho-pornographe du boulevard Beaumarchais et, après avoir fait et dit on ne sait quoi, il avait pris rendez-vous pour l'après-midi avec cet individu. Aussitôt après le départ de son visiteur, le libraire anarchiste, qui servait la société bourgeoise dans le rang peu éclatant des indicateurs de police, s'était rendu chez un haut fonctionnaire de la Sûreté générale, son voisin, son client et son patron. Il avait averti ce chef qu'un anarchiste redoutable, dont il prétendit ignorer le nom mais dont il donna le signalement, se préparait à assassiner MM. Millerand, Poincaré et Léon Daudet. Le fonctionnaire de la Sûreté générale avait alerté son directeur et ses collègues et cinq commissaires commandant à quatre agents (on se croirait au Vénézuela) étaient accourus devant la boutique du libraire pour guetter et happer au passage l'assassin d'intention qu'on leur avait signalé.

Ce criminel apparut vers trois heures et demie, ou plutôt il n'apparut pas. Il vint sans être vu par les neuf policiers de la Sûreté générale, auxquels s'étaient joints trois inspecteurs de la préfecture de police. Ce barrage d'observateurs, le jeune garçon le traversa ; il entra dans la boutique du libraire, où aucun policier n'avait été placé — oubli stupéfiant chez des gens aussi experts en leur métier de chasseurs d'hommes. Après y être entré et après y avoir séjourné, Philippe Daudet sortit de l'antre de son dénonciateur et, cette fois encore, aucun de ceux qui étaient là pour le surveiller et l'appréhender ne le vit. Chose vraiment inexplicable : le libraire avait révélé les projets magnicides et même parricides du jeune « anarchiste » à seule fin d'empêcher qu'il les exécutât. Le plus sûr moyen de prévenir ce crime était d'arrêter le criminel qui, en état de préméditation, portait certainement une arme sur soi, car, s'il n'avait pas été armé, les menaces proférées devant le libraire-policier auraient été vaines et négligeables. Voulant assurer l'arrestation de ce forcené qui devait revenir chez lui après le déjeuner, il est impossible que l'indicateur-dénonciateur et le grand chef de la Sûreté générale, qu'il avait mis au fait du péril que courait l'Etat, n'aient pas convenu d'un signal par lequel la présence dans la boutique du garçon à arrêter aurait été signalée aux policiers qui « faisaient le trottoir ». Cette précaution, l'établissement d'un moyen de correspondance entre le lieu du guet-apens et les guetteurs, n'avait pas plus été prise que l'autre précaution — élémentaire — d'introduire, en lui donnant les airs d'un garçon de magasin ou d'un client, un agent dans la boutique du libraire.

L'assassin » de MM. Millerand, Poincaré et Daudet avait donc pu s'en aller comme il était venu et glisser entre les doigts des policiers, ses surveillants, sans plus être vu que ne l'avaient été par lui-même ses billets de banque quand, de son portefeuille, ils étaient passés dans les poches des camarades libertaires. Une fois dehors, il avait remonté le boulevard vers la Bastille dans des parages où il avait dit à Le Flaoutter (c'est le nom du libraire) qu'il avait été filé, et, place de la Bastille même, il avait hélé le chauffeur Bajot pour se faire conduire au cirque Médrano.

On se demande pourquoi, voulant aller à ce cirque, il commença par s'en éloigner de plusieurs centaines de mètres. Le voilà dans la voiture de Bajot. Il y est entré sans pardessus. Le chauffeur, dès le premier moment, a fait la remarque que, par la froidure de cette journée humide, son jeune client était en veston. Mais, par un nouveau tour d'illusionnisme, ce voyageur qui n'a pas de paletot, quand il arrête une voiture et y monte a un pardessus quand on l'en retire mortellement blessé ! Autre étrangeté : la nuit précédente, ce garçon n'avait plus d'argent et offrait son pardessus pour 80 francs ; or, à l'hôpital Lariboisière, où il fut transporté, en trouva sur lui 80 francs, le prix du pardessus qu'il avait sur le dos !

Vous croyez, sur la foi de Conan Doyle, que je puis vous débrouiller cette énigme ? Je ne puis que vous indiquer les vraisemblances telles qu'elles apparaissent :

1° Ce n'est pas à quatre heures ou quatre heures et demie que Philippe Daudet a hélé, place de la Bastille, le taxi de Bajot ; c'est vers deux heures et demie ou trois heures au plus tard qu'il est monté dans cette voiture. Par Bajot, il s'est fait conduire chez le libraire Le Flaoutter et, pendant qu'il était dans la boutique, le taxi, a stationné le long du trottoir. La présence de cette voiture a échappé aux neuf agents (dont cinq commissaires de la Sûreté générale). Mais elle a été constatée et signalée par les trois inspecteurs de la préfecture de police. Malheureusement, ces trois inspecteurs, oublieux ce jour-là de l'A. B. C. de leur métier, n'ont pas pris le numéro du taxi qui stationnait sur le lieu de leur surveillance et n'en ont pas fait parler le chauffeur ;

2° Le jeune homme n'est pas sorti par la porte du boulevard Beaumarchais ; il est sorti par une porte ouvrant sur une rue parallèle à ce boulevard ;

3° Il était entré dans cette boutique sans pardessus, parce que le matin il avait dû vendre son pardessus au libraire, lequel lui avait remis les 80 francs que l'on devait trouver dans le veston du « suicidé » ;

4° Pourquoi était-il sorti par la porte dérobée, devant laquelle les policiers durent faire avancer le taxi de Bajot, et pourquoi avait-il, quand il sortit, le pardessus qu'il ne portait pas en entrant ? Parce qu'il y avait eu une altercation entre lui et les policiers dans la boutique du libraire-indicateur ; parce que les policiers, croyant avoir vraiment affaire à un anarchiste qu'ils avaient des raisons de croire armé, puisqu'il avait annoncé des desseins homicides, à un anarchiste qu'on leur avait dit être armé (or, la consigne de police est d'abattre tout individu qui manifeste des intentions meurtrières sur la personne des agents), avaient tiré sur lui. Pourquoi tiré ? Parce que l'enfant avait peut-être esquissé un geste de résistance, avait tardé d'obéir au commandement de lever les mains.

5. Aussitôt tiré le funeste coup de revolver, on avait songé à se débarrasser du moribond. Le libraire, acheteur le matin du pardessus, avait mis son emplette sur les épaules de la victime. Il en avait ainsi agi soit pour ne pas conserver un objet compromettant, soit pour cacher les taches de sang qui de la blessure coulaient peut-être déjà sur le col et sur le veston. Ainsi recouvert de son pardessus, dont le prix fut laissé dans sa poche, tandis que tous ses papiers lui furent au contraire retirés, le jeune Philippe Daudet fut conduit à la voiture qui l'avait amené, qui avait stationné boulevard Beaumarchais sans que les policiers de la Sûreté générale l'eussent remarquée et dont les policiers de la préfecture avaient négligé de prendre le numéro. Après l'affreux accident, sur l'ordre d'un des policiers, cette voiture était venue se ranger devant la deuxième porte de la maison. On y avait introduit le jeune blessé en recommandant au chauffeur, qui peut-être fut accompagné par un homme de police, d'aller à l'hôpital Lariboisière, après avoir, en cours de route, feint de constater un acte de suicide.

Que ce chauffeur, dont la voiture ne fut pas mise sous séquestre, ne fut pas examinée, ait consenti à rendre service aux auteurs involontaires du meurtre, on le comprend quand on sait le prestige des hauts fonctionnaires de police sur des hommes que leur profession place constamment sous la surveillance policière, à qui on peut dresser et arbitrairement lever des contraventions, retirer même, avec leur permis de conduire, le moyen de gagner leur vie. Si Bajot eut les variations que j'ai relevées, si un jour, parlant d'un suicide dont il disait avoir été le témoin, il lui arriva d'écrire au juge : « S'il y a eu meurtre », n'est-ce pas parce que ce pauvre brave homme répéta — mal — la leçon qu'on lui avait soufflée ?

Quant au libraire, qui a prétendu avoir, par pure générosité, donné au jeune Philippe les 80 francs qui furent trouvés sur le petit moribond, l'achat qu'il avait fait du pardessus au prix demandé la veille par le vendeur exolique ce débours. L'accident vient ensuite expliquer que l'acquéreur du pardessus s'en soit dessaisi sans en reprendre le prix...

Vous avez voulu, sur une dramatique affaire criminelle de France, mon avis de détective anglais ? Je vous l'ai donné et je le résume : Philippe Daudet a été tué accidentellement chez le libraire qui l'avait dénoncé...


Sherlock-Holmes