Une curieuse disparition

From The Arthur Conan Doyle Encyclopedia

Une curieuse disparition (A Curious Disappearance) is a French Sherlock Holmes pastiche written by the famous French writer Tristan Bernard published in 1909 in the collected volume of his short stories: Les Veillées du chauffeur.



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Une curieuse disparition

On a dit que Sherlock Holmes, le fameux détective anglais, avait quitté ce monde. Puis on a su qu'il était ressuscité. Puis il a disparu à nouveau : La vérité est qu'il vit toujours. Il habitait même la France dans ces derniers temps ; il a passé quelques semaines à Trouville. Et, pour tout dire, j'ai eu l'occasion de le voir l'autre semaine, précisément au moment où il était en train d'élucider un de ces mystérieux problèmes qui l'ont toujours passionné.

Je m'étais procuré son adresse, et j'étais venu lui rendre visite dans le petit appartement meublé qu'il occupait, à deux pas de la rue des Bains. J'étais très ému à l'idée d'approcher cet homme extraordinaire... Je craignis tout à coup, en frappant à sa porte, qu'il ne me fît pas la grande impression que j'avais si longtemps attendue... Mais je ne fus pas déçu.

Je le retrouvais encore plus saisissant d'aspect que je n'aurais cru. Il doit avoir près de soixante ans à l'heure actuelle, mais on ne saurait dire si ce gentleman, long et maigre, est un jeune homme ou un vieillard. Son regard est d'une pénétration irrésistible. à peine eus-je pris un siège, qu'il me dit :

- Vous êtes venu en auto, à ce que je vois, et vous avez laissé votre voiture sur la Grande-Place, près de la jetée. C'est une limousine. Vous avez maintenu ouverte la glace de devant. Vous n'étiez pas assis sur le siège. Il n'y avait personne à côté du mécanicien. Et vous vous trouviez sur le strapontin de gauche, à l'intérieur de la voiture.

Sherlock Holmes était en pantoufles et en robe de chambre. Il n'était pas sorti depuis longtemps, et n'avait certes pu me voir dans la rue...

- Si l'averse qui est tombée il y a cinq minutes était arrivée plus tôt, vous n'auriez pas, ajouta-t-il, reçu tant de poussière sur la route de Cabourg.

Comment savait-il que nous arrivions par la route de Cabourg ?

Mais il daigna m'expliquer qu'il avait fait des études très minutieuses sur la poussière, et que celle qui couvrait ma jaquette par devant l'avait suffisamment renseigné. Si je fusse venu dans une automobile découverte, j'eusse été poudré d'une autre façon. Ce n'était pas non plus ainsi que se salissaient les personnes qui voyageaient en fiacre et en omnibus. Je n'avais absolument rien sur les jambes ; aussi Sherlock Holmes s'était-il dit que j'étais dans l'intérieur de la voiture. Et la poussière descendant assez bas sur ma poitrine, il en avait conclu que je n'étais pas protégé par le mécanicien je n'étais donc pas placé derrière lui, et il n'y avait personne devant moi : donc le siège, à côté du mécanicien, était vide. Comme le vent soufflait de l'Est, il s'était dit que j'arrivais de l'Ouest (par conséquent de Cabourg) ; autrement je n'aurais pas eu tant de poussière sur la barbe et sur mon paletot.

- Mais j'aurais pu, lui dis-je, être assis à côté du mécanicien, avec une couverture sur les jambes ?

- Non, me dit-il, car alors il y aurait une ligne de démarcation très nette entre la partie empoussiérée de votre jaquette et la partie que protégeait la couverture.

Il me dit encore qu'il avait remarqué quelques mouchetures de boue sur mes bottines propres : ce qui lui avait montré que j'avais fait un petit trajet à pied dans les rues, que la pluie venait de mouiller.

J'étais à peine revenu de ma stupéfaction, que Sherlock Holmes me prit par un bras, et me fit entrer dans une chambre voisine, en me soufflant à l'oreille :

- Écoutez ce que va nous dire cet homme. Je me trouvai en présence d'un mécanicien vêtu d'un joli vêtement marron à brandebourgs. C'était un gaillard de forte taille, mais qui n'en menait pas large, comme on dit. Ses lèvres tremblaient et son regard était tout vacillant.

- Répétez devant monsieur, lui dit Sherlock Holmes, ce que vous m'avez dit tout à l'heure...

Le mécanicien nous fit alors le récit d'une aventure bizarre, et bien faite pour intriguer le célèbre policier anglais :

- Je suis donc parti ce matin même de Paris avec mes patrons, M. Gondebaut, le banquier de la rue Châteaudun. M. Gondebaut était accompagné de sa femme, une jolie brune de trente-cinq, trente-six ans... Le patron, lui, a quarante-six ans. Monsieur et Madame s'entendent bien, je peux pas dire le contraire. Par-ci, par-là, une petite dispute de rien du tout. Mais c'est en somme un beau ménage. Ils n'ont pas d'enfants. Et ils s'aiment bien ; presque tout le temps en partie fine et en promenade. Il y a deux mois qu'ils ont acheté notre auto, une vingt-quatre chevaux ; mais, rapport aux affaires de monsieur, on n'était guère sorti des environs de Paris.

« Voilà donc que monsieur, hier soir, en rentrant du bois, dit comme ça à madame : Fanny, qu'il lui dit, sais-tu ce qu'on devrait faire ? On partirait demain pour Trouville. Puisque j'ai mes vacances en septembre, on verrait sur la côte si des fois il y a quelque chose à louer. »

« On me dit ça vers onze heures, en demandant que la voiture elle soye prête pour le lendemain, qui était donc ce matin huit heures. Je rentre donque au garage. Je sange le pneu arrière de droite, qu'était un peu trop usagé, je remplace la courroie de mon ventilateur qui se trouvait un peu vieille. Et le lendemain, à sept heures trois quarts recta, j'étais devant la maison. On ne s'en va qu'a huit heures et demie, madame, comme toutes les dames, ne se trouvant pas prête. Enfin on arrive à Saint-Germain vers les neuf heures un quart. Je commence à m'appuyer la route de Quarante-Sous. Presque personne. Le moteur marchait bien. Moi, quand le moteur marche bien, c'est un plaisir. Mais à peine que nous marchions cinq minutes que voilà les misères qui commencent. Mon pneu neuf est crevé. Je le remplace avec un pneu de rechange. Mon autre pneu arrière, un antidérapant, éclate un quart d'heure après. Bref, au lieu de déjeuner à Evreux, on mange à Bonnières. Moi, je regarde ma voiture, mais de rage je ne mange pas. Je prends un méchant sandevich que madame a la bonté de m'envoyer. Enfin, les voilà qui reviennent de déjeuner. "Mettez en marche, que me crie monsieur, nous venons." Je mets en marche et je m'installe sur le siège. Monsieur et madame arrivent à la voiture, ouvrent la porte. Moi j'étais impatient de m'en aller pour rattraper le temps perdu. à peine la porte refermée, je repars et j'ai la grande satisfaction que le moteur marche et tape comme un ange. J'avais peur que monsieur et madame fassent une station à évreux et à Lisieux. Mais ils ne me disent rien pendant la traversée de la ville. J'arrive donc tout d'une traite à Trouville, dans la rue de Paris. Là, je m'arrête, et j'attends que le patron descende. à la fin, je me retourne, et jugez, messieurs, de ma stupéfaction : personne dans la voiture !...

Le mécanicien se tut et nous regarda tour à tour.

- Votre voiture est devant la porte ? demanda Sherlock Holmes. Et, sur un signe affirmatif du mécanicien, nous descendîmes dans la rue. Là, le détective mesura soigneusement la largeur des fenêtres et des baies. Il palpa, scruta et flaira pendant longtemps les coussins et les tapis. Puis il posa plusieurs questions au mécanicien sur le genre de vie, sur les fréquentations, sur le caractère de M. et Mme Gondebaut.

Enfin, nous nous fîmes conduire au bureau téléphonique. C'était la fin de la journée, et nous obtînmes assez vite la communication avec Bannières et avec l'hôtel où avaient déjeuné M. et Mme Gondebaut.

Je tenais un des récepteurs. Dès que Sherlock Holmes se mit à décrire les patrons du mécanicien, l'hôtelier s'écria :

- Mais ils sont encore ici. Ils attendent leur mécanicien qui a disparu tout à coup ! Après le déjeuner, M. Gondebaut et sa femme se sont préparés à remonter en voiture. Ils avaient ouvert la portière, quand Mme Gondebaut se rappela qu'elle avait oublié deux paniers de fruits qu'ils avaient achetés. Ils rentrèrent dans la maison pour les chercher...

- Après avoir refermé la porte de la voiture ? demanda Sherlock Holmes.

- C'est possible, dit l'hôtelier. Toujours est-il que quand ils sont revenus, ils n'ont plus trouvé ni mécanicien ni auto.

- Eh bien ! vous leur direz que leur mécanicien est à Trouville. Demandez-leur s'ils vont venir le rejoindre, ou s'il doit aller les chercher...

Et pendant que l'hôtelier allait faire la commission :

- C'est un mécanicien modèle, me dit Sherlock Holmes, en me montrant ce brave conducteur. Quand il est au volant, il ne pense qu'à bien diriger sa machine, et ne se retourne jamais.


Tristan Bernard